Beyrouth, le 2 août 2006
Nous allons bien, malgré tout.
Nous sommes dans l'obligation de bien aller.
Parce que le désespoir qui nous guette serait vraiment la suprême victoire de la guerre sur la vie.
La guerre, c'est l'ennemie de la vie, pas de la paix.
En politique, guerre et paix sont cet ensemble de moyens et d'institutions qui permettent à certains hommes de dominer d'autres hommes (ex: le couple diabolique USA – ONU).
La guerre est l'ennemie de la vie, laquelle n'est pas le contraire de la mort. Dans la nature, la mort fait partie de la vie, elle lui permet de se perpétuer. Alors que la guerre détruit la vie, l'empêche de se perpétuer.
La pseudo trêve d'hier, machiavéliquement utilisée pour détruire davantage une partie de la zone frontalière, a permis à un grand nombre de villageois du Sud de se ruer vers leur chez-soi, et de voir de près la véritable signification de la guerre.
Qui dira la douleur des pierres, la colère des fleurs, l'affliction des vergers?
Les pierres gémissent, je vous le jure, elles ont le regard d'un chien blessé à mort qui voit venir son maître. Ce n'est pas une plainte, c'est une question: POURQUOI?
Pourquoi dit-on de certains actes qu'ils sont "inhumains" alors que seuls des hommes en sont capables?
Pourquoi les hordes guerrières, après avoir tué, massacré, saccagé, s'en prennent-elles aux pierres?
Troie, Carthage, Numance, Jérusalem, Palmyre, …
Varsovie, Sarajevo…
En 1982, à Beyrouth, le jour qui a suivi l'accord de cessez-le-feu stipulant l'évacuation de l'OLP et l'envoi d'une force multinationale (je ne me souviens plus de la date exacte, entre le 21et le 24août) fut illustré par un incroyable déluge de bombardements aériens pendant des heures sur des quartiers entiers complètement déserts, réduisant des kilomètres d'habitations à des tas de pierres méconnaissables.
Voir de près les décombres d'un lieu qui était habité par des hommes et a été détruit par d'autres hommes est une expérience que ni les photographies ni les télévisions ne peuvent retransmettre. Car l'émotion qu'elle procure est "entée" sur celle des hommes qui y vivaient. Sur les images que nous voyons se superposent alors celles de tout ce qui a disparu, invisible
pour nous, mais que ces hommes-là voient encore. Images d'une vie devenue invisible, diffusées confusément par des visages hébétés, des mains agitées, des voix déchiquetées… La "paix" prochaine, injuste comme tous les traités de paix dictés par les plus forts, voudra "opacifier" ces images, mais y parviendra-t-elle?
"Insensé le mortel qui dévaste les cités!" (Euripide – les Troyennes).
Insensés ceux qui croient (ou plutôt prétendent) détruire les "foyers" du Hezbollah. Ils étaient des milliers, ils sont aujourd'hui des centaines de milliers. Un jour, les enfants libanais vous lanceront des pierres, et vous vous cacherez derrière vos blindés pour leur tirer dessus. Puis ils deviendront les combattants d'un autre "parti de Dieu", et cela indéfiniment jusqu'à l'effondrement de vos légions "opacificatrices".
En avril 1996, le bombardement par l'artillerie israélienne d'un camp de la F.I.N.U.L., à Cana, où se trouvaient de nombreux réfugiés fit plus de cent vingt morts parmi la population civile. Le 7 mai, Boutros Ghali, alors Secrétaire général de l'O.N.U., rendit public un rapport qui conclut au caractère probablement volontaire du bombardement du camp de Cana. Le Conseil de Sécurité ne donna pas de suite à ce rapport. Mais cela coûta son poste à M. Ghali, qui sera remplacé par un fonctionnaire, M. Kofi Annan, habile comptable au doigté élégant, attentif à ne pas froisser le Grand Patron: UBUSH Roi. Evitant les erreurs de son prédécesseur, il confie l'enquête aux Israéliens (Ponce Pilate, vous connaissez?).
Les enfants de Qana dormaient cette nuit-là et ne semblent pas avoir été réveillés par les tueurs. Ils dormaient encore quand les secouristes les ont trouvés, nonchalamment couchés sur des coussins de pierres, couvert par des édredons de pierres, ni brûlés ni blessés (c'est quoi, ces saloperies de bombes, Monsieur Kofi Annan?). Les images diffusées par les médaillés israéliens sont étonnantes de technicité (pourquoi n'ont-ils pas tiré sur ces camions qu'ils nous montrent, sur ces rampes de tirs du Hezbollah dont il ne reste pas la moindre trace? Pourquoi, Monsieur Kofi Annan?). Et les soldats de l'ONU, vos soldats, qui pendant plusieurs heures téléphonaient pour vous faire part du harcèlement des avions israéliens autour de leur poste avant d'être froidement assassinés, aurez-vous la décence de défendre leur mémoire, Monsieur Kofi Annan?
A Aytaroun, village libanais de la région de Bint Jbeil – Maroun arRas, un homme s'est trouvé les jambes coincées sous des décombres. Il avait un téléphone portable et il téléphona à un ami à Beyrouth. Pendant cinq jours, les deux hommes communiquèrent entre eux. (Aytaroun est inaccessible, faisant partie de la zone envahie par l'armée israélienne). Depuis quatre jours, le téléphone s'est tu. Le silence de cet homme de 40 ans, vous l'entendez, Monsieur Kofi Annan?
Il est beaucoup question de "pierres" dans ce message que nous envoyons aujourd'hui à nos amis. Il y a seize ans, dans les ruines de Beyrouth dévastée par la guerre, toutes sortes de plantes, d’herbes, d’arbres, avaient poussé à travers les pierres des décombres, racontant la mémoire de tous les possibles. Les "smart bombs" de Bush vont peut-être nous transformer en pierres. Mais à Beyrouth nous avons appris que les pierres ont une âme, qu'elles enfantent des fleurs et que ces fleurs sont caressées par des vents qui font le tour du monde.
Nous allons bien, et vous, Monsieur Kofi Annan?
"SHAMS: ASSOCIATION CULTURELLE, BEYROUTH": Roger Assaf, Issam Bou Khaled, Kamal Chayya, Rawya El Chab, Zeina Saab De Melero, Said Serhan, Fadi el Far, Tarek Atoui, Hagop Der Ghougassian, Abdo Nawar, Hanane Hajj Ali, Abder Rahman Awad, Zeinab Assaf, Bernadette Houdeib, Ibrahim Serhan, Nehmat Atallah.