Rebonds
L'opposition entre rhétorique occidentale et dialectique orientale est au coeur du conflit entre Israël et le Hezbollah.
L'inversion des discours
Par Percy KEMP
QUOTIDIEN : Vendredi 21 juillet 2006 - 06:00
Percy Kemp écrivain. Dernier ouvrage paru : Et le coucou, dans l'arbre, se rit de l'époux, Albin Michel.
Quelle que soit l'issue du bras de fer qui s'est engagé en ce mois de juillet entre Israël et le Hezbollah libanais, il apparaît d'ores et déjà que quelque chose a changé qui devrait nous affecter sur la durée.
Ce n'est pas tant qu'on a pu voir pour la première fois des Arabes tenir tête à l'armée israélienne, suggérant qu'un certain changement serait intervenu dans l'équilibre usuel des forces. C'est plutôt sur le plan épistémologique qu'un véritable changement est en train de s'opérer, et son évidence m'est apparue alors que je regardais les prestations télévisées des deux principaux protagonistes, le Premier ministre israélien, Ehud Olmert, et le secrétaire général du Hezbollah, le cheikh Hassan Nasrallah.
Ce lundi 17 juillet à la télé, j'ai en effet vu un homme au menton glabre et portant costume et cravate (un homme qui me ressemble, en quelque sorte), perdre ses nerfs devant la Knesset, lancer des anathèmes à la volée, menacer ses ennemis d'une guerre à outrance, user de tous les artifices de la rhétorique, et en appeler aux instincts les plus primaires de ses électeurs.
La veille, j'avais vu son adversaire, un barbu enturbanné (un homme qui ne me ressemble donc guère), user d'un langage savamment dosé, jongler avec des mots bien pesés sans jamais le ton hausser, appeler les choses par leur nom, manier la dialectique comme s'il venait à l'instant de refermer le Gorgias de Platon, et conseiller à ses ennemis de faire taire leurs émotions pour n'écouter que leur seule raison.
D'un mot, j'ai vu un dirigeant israélien se comporter comme on imaginerait qu'un raïs arabe pourrait se comporter en pareille circonstance, et un chef de milice arabe se conduire comme un dirigeant occidental devrait se conduire, quelles que soient les circonstances. Peu après, et toujours à la télé (quoiqu'ils ne pensaient pas y être), j'ai vu le président des Etats-Unis et le Premier ministre du Royaume-Uni échanger, à propos du Liban, des propos d'une vulgarité telle que je frissonne à l'idée que ces deux apprentis sorciers président à nos destinées.
C'est dire que le glissement, de la dialectique vers la rhétorique, que j'évoque ici ne concerne pas le seul Etat d'Israël : il touche l'Occident dans sa totalité. Or, comme disait Socrate, la rhétorique a cette particularité, par rapport à la dialectique, qu'elle ne peut être efficace qu'à condition que le public soit ignorant des faits. La rhétorique, les dictateurs et potentats arabes en usent jour après jour pour se maintenir au pouvoir. Et ne voilà-t-il pas que nos propres dirigeants leur emboîtent le pas.
Car c'est la rhétorique qui a permis au président Bush d'asseoir son pouvoir en envahissant l'Afghanistan dans la foulée des attentats du 11 septembre 2001, laissant les citoyens américains dans l'ignorance des rapports incestueux entretenus jusqu'en 1990 par leur gouvernement avec Ben Laden et les islamistes afghans.
C'est la rhétorique qui a permis l'invasion et l'occupation de l'Irak par les Anglo-Américains pour cause de péril mondial imminent, le public étant laissé dans l'ignorance de la paucité du programme irakien des armes de destruction massive.
C'est la rhétorique qui permet de même à nos dirigeants de transformer aujourd'hui nos sociétés libérales en sociétés sécuritaires sous prétexte de combattre un terrorisme qu'ils savent pertinemment ne pas pouvoir ni même vouloir éradiquer. Inversement, c'est la rhétorique que l'ancien gouvernement espagnol de centre droit avait tenté d'utiliser à son profit suite aux attentats islamistes de Madrid (rhétorique qui voulait que ces attentats-là aient été perpétrés par ETA), avant que l'opinion publique espagnole ne déjouât ses plans parce qu'elle n'était plus dans l'ignorance des faits.
C'est aussi la rhétorique qui attire à présent Israël dans l'engrenage libanais.
Car, de deux choses l'une : ou bien le gouvernement israélien était parfaitement conscient des capacités considérables de rétorsion du Hezbollah et a sciemment laissé ses citoyens dans l'ignorance des faits, ou bien il ignorait presque tout du Hezbollah et il s'est fourvoyé au Liban, pensant que ce serait une promenade de santé. Dans les deux cas, il y a césure : césure entre gouvernants et gouvernés d'une part, césure entre l'appareil d'Etat et la réalité de l'autre.
C'est là qu'on se rend compte que, pour utiles qu'elles soient sur le plan oratoire, des notions rhétoriques telles que «terroristes» et «axe du mal» sont spécieuses sur le plan épistémologique et néfastes sur le plan opérationnel. Or, étonnamment, de tels effets de rhétorique, qui enflamment les esprits et engourdissent les cerveaux, attisent les passions et endorment les consciences, on en trouve peu ou prou dans le discours du secrétaire général du Hezbollah depuis le début de ce conflit.
Nasrallah dit ce qu'il fait et fait ce qu'il dit, sans imprécations ni chichis, sans triomphalisme ni apitoiement sur soi. Dialectique, son discours s'adresse avant tout à la raison de son interlocuteur. Certes, il ne s'agit sans doute là que d'un stratagème politique qui ferait du cheikh Nasrallah l'équivalent oriental de notre Ulysse aux mille ruses. Et certes, pour être en quelque sorte raisonnable, Nasrallah n'en demeure pas moins impitoyable. Impitoyable, et inexcusable aussi, puisqu'il choisit de répondre à une injustice par une autre injustice. Cela étant, son attitude a au moins cela qu'elle se fonde, tout mollah qu'il soit, sur une recherche rigoureuse de la vérité et un exposé rationnel des faits.
Quoi qu'il nous en coûte, il nous faut donc concéder que l'exigence de vérité, qui avait été au fondement de notre civilisation depuis Copernic et Galilée, est en train de changer de côté. Et la question se pose de savoir pourquoi. La réponse à cette question réside probablement dans le triomphalisme et la suffisance dans lesquels nous nous complaisons depuis notre victoire sur le bloc soviétique. Car seuls les faibles ressentent le besoin réel de coller à la vérité vérité dont ils ont besoin afin d'agir au mieux de leurs intérêts , alors que les forts estiment pouvoir s'en remettre à leur seule puissance, et à leur bonne étoile.
La question se pose aussi de savoir pourquoi nous tournons le dos à la rigueur dialectique, qui était notre marque de fabrique, pour nous laisser séduire par les effets rhétoriques. La réponse à cette question-là est sans doute à chercher dans le glissement intervenu dans nos démocraties libérales, lesquelles, ayant vaincu les démocraties populaires, se muent à présent en démocraties populistes où la dialectique n'a plus sa place. Dans une démocratie populiste, où un lien direct s'établit entre le leader et la masse qui court-circuite les élites, où la sécurité est la panacée et la peur le meilleur des fonds de commerce, c'est la rhétorique qui est la discipline reine. Et la rhétorique, on le sait, finit toujours par faire le lit de la démagogie.
Alors que nous nous retrouvons, en Occident, en danger de démagogie, c'est paradoxalement en Orient qu'il nous faut peut-être aller chercher les prémices d'un discours qui serait véritablement dialectique. A croire qu'au moment même où nous nous détournons de notre héritage hellénique ce serait à des descendants asiatiques des Troyens qu'échoirait la mission de nous rappeler qu'il fut un temps où la rigueur socratique comptait pour nous.
Il y a de cela un quart de siècle, Michel Foucault en offusquait plus d'un en faisant l'apologie de la révolution islamique iranienne. Les bien-pensants, toutes tendances confondues, ne se privèrent alors pas de tirer sur lui à boulets rouges et en toute bonne conscience.
J'avoue ne pas avoir le centième du savoir et du talent de Foucault, et je suis loin d'avoir sa notoriété. J'ose espérer que mes détracteurs s'en rappelleront. Lorsqu'ils m'enverront leur volée de coups, je prie qu'ils le fassent équitablement : au prorata.
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